Depuis octobre 2011, le Jeu de Paume en partenariat avec The Estate of Diane Arbus (Doon Arbus, fille de l’artiste) présente une rétrospective exceptionnelle de la photographe américaine Diane ARBUS (1923-1971). Pas moins de 200 œuvres sont présentées permettant au spectateur de découvrir ou de revoir ses clichés emblématiques mais aussi des moins connus voir inédits.
Artiste majeur du XXe siècle, Diane ARBUS se démarque en tant que photographe par le choix des sujets qu’elle traite et de son matériel qui définit son format carré. Elle est intéressée par les gens et leur quotidien, les gens et leur différence, les gens et les images et jugements qu’ils véhiculent entre eux[1]. Les portraits de Diane ARBUS créent une intimité avec chaque visiteur, ils représentent « l’expérience humaine », les relations entre les Hommes, entre notre apparence et notre identité, entre l’illusion théâtrale et la réalité de la personnalité.[2]
Cette intimité créée se retrouve dans le concept scénographique de l’exposition. Les commissaires ont pris le parti d’exposer les œuvres sans les informations complémentaires habituelles donnant aucune clé et aucun avis sur l’œuvre et l’artiste. Or, le spectateur peut-il réellement s’émanciper à travers une telle présentation ?
Connu pour ces expositions photographiques, le Jeu de Paume relève un nouveau défi avec l’exposition « Diane ARBUS » présentant une scénographie quelque peu intrigante. Le spectateur est en effet prévenu dès l’entrée du concept général par une introduction des commissaires (en français et en anglais) lui indiquant qu’il ne trouvera des informations sur l’œuvre et la vie de l’artiste qu’à la fin de sa visite dans un espace appelé Centre de recherche. Qu’il ait des connaissances ou non le visiteur est seul, il n’a aucune information à sa disposition mis à part les cartels accompagnants les photographies le plus discrètement possible - ils se confondent avec la couleur de la cimaise. Il y figure en noir le titre en anglais, la traduction en français, le lieu et la date où la photo a été prise et sa provenance. Le visiteur dispose également d’un prospectus mais il ne délivre aucune autre information que l’introduction.
Tantôt sur des cimaises blanches, tantôt sur des grises, la couleur est absente dans l’exposition qui reste dans l’esprit de l’œuvre de Diane Arbus entièrement en noir et blanc. Les quelques cimaises grises permettent de dynamiser la visite qui a tendance à être monotone à force d’uniformité des cadres, des formats et des « non-couleurs ». L’éclairage valorise les œuvres à l’aide de spots installés en hauteur qui ciblent la trajectoire de la lumière sur chaque photographie sans créer de reflets gênants.
Le parcours du spectateur s’achève à l’étage dans les deux dernières salles de documentation appelées Centre de recherche. Le visiteur dispose d’une chronologie de la vie de l’artiste accompagné de citations d’auteurs qui l’on marqué dans une première salle puis une salle de recherche à proprement parlé où il peut s’installer pour consulter des ouvrages sur l’œuvre de Diane Arbus. Les outils de travail de l’artiste sont également exposés tels que les appareils photos ayant appartenus à l’artiste ou des exemplaires des même série, carnets de notes, planches contact, etc. Tout est fait pour remettre l’œuvre dans son contexte et pour la comprendre après une visite libre. Les deux espaces sont étroits et ne favorisent pas une bonne circulation – le visiteur est obligé de repasser par la salle chronologique pour sortir de l’exposition. Des banquettes et des chaises hautes sont proposées pour le confort du spectateur.
Tous ces éléments scénographiques qui constituent le cheminement physique du spectateur permettent aussi son cheminement sensible et intellectuel.
Comme il a été dit plus haut, le spectateur découvre l’exposition par un premier panneau d’explication le prévenant du concept :
« A une approche chronologique, thématique ou académique, l’exposition a préféré offrir un parcours dont les œuvres sont en elles même le fil conducteur du regard du spectateur. De ce fait, les images singulièrement puissantes de Diane Arbus sont accompagnées seulement des titres donnés par l’artiste. Dans les salles, le visiteur qui souhaite examiner attentivement les photographies le fera uniquement à travers le prisme d’une expérience individuelle. »[9]
Les commissaires donnent le choix entre une visite absolument contemplative et une visite plus orientée avec la possibilité de faire des allers retours au Centre de recherche. Cette mise en scène prône l’émancipation du spectateur face aux œuvres mais aussi aux éventuels regards apportés sur les œuvres par les commissaires.
Le fonctionnement de l’exposition rappelle le concept de l’américain Freeman TILDEN qui développe la notion d’interprétation du patrimoine dans Interpreting our heritage pour la Fédération des parcs nationaux américains : «L’interprétation est une activité qui veut dévoiler la nature des choses et leur relation par l’utilisation des objets d’origine, l’expérience personnelle ou divers moyens d’illustration plutôt que par la communication d’une simple information sur des faits »[10]. Ce concept d’interprétation se retrouve dans l’exposition Diane ARBUS car les objets d’origines (ici les photographies) sont les premiers éléments que le spectateur doit contempler. Cela permet une réflexion concentrée sur ces objets et non pas sur des explications superflues souvent porteuses de jugements. Le spectateur fait sa propre expérience personnelle face à l’œuvre, il se crée une histoire, une relation particulière et unique. Les commissaires n’interviennent pas dans l’orientation du regard du visiteur et dans son appréciation. Il est libre de forger sa propre interprétation en observant et ressentant la photographie. Cela permet la création d’une intimité avec l’œuvre et d’un souvenir plus personnel de l’exposition et donc de retenir plus facilement l’essence des objets présentés et le savoir donné.
De plus l’émancipation fait appel à l’esprit de déduction du visiteur. En s’intéressant de prêt aux cartels accompagnant chaque œuvre le spectateur peut déjà émettre des hypothèses sur la genèse de l’œuvre et son évolution par rapport aux évènements de la vie de l’artiste, cela sans même la connaître au préalable. Par exemple, les cartels indiquent les dates et lieux dans lesquels ont été pris les différents clichés ce qui lui permet de faire des liens avec les thèmes et projets dispersés tels que l’enfance, les portraits à Central Park, les malades mentaux, les gens du spectacle ou encore les camps de nudistes. Le visiteur se fait déjà une idée des thèmes et projets que l’artiste a pu aborder à différente période de sa vie, il est toujours mis dans une situation de recherche perpétuelle et de déduction. JP BRINGER écrit d’ailleurs : « Le propre de l’interprétation est de stimuler chez le visiteur le désir d’élargir l’horizon de ses interprétations et de ses connaissances […] non par des sermons, ni par des cours magistraux, mais par de la provocation »[11]. Le fait de ne donner aucune information au visiteur le déstabilise et le rend plus attentif aux œuvres et à leurs interprétations. La scénographie est une provocation dans le sens ou on a l’impression que les œuvres sont placer au hasard sans logique apparente contrairement à ce qu’on a l’habitude de voir dans les expositions. Le visiteur perd ses repères, ce qui le pousse à plus de recherche et d’engagement.
Enfin, constituant un certain nombre d’hypothèse tout au long de la visite tel un jeu de piste, le visiteur peut vérifier à la fin de l’exposition si ce qu’il pensait est vraiment arrivé. C’est l’émancipation par l’appropriation de la connaissance. Le visiteur finit par être enthousiasmé par la lecture des panneaux de chronologie et d’analyse du Centre de recherche contrairement aux expositions type « traditionnel » de Marie-Odile BARY et Jean-Michel TOBELEM[12] ou les expositions « d’objet » selon Jean DAVALLON[13] (des expositions aux accrochages esthétiques et replacés dans l’Histoire via de longs panneaux explicatifs à l’entrée des salles par exemple) où cette lecture est laborieuse par la masse d’information et la fatigue entrainée par les difficultés de visibilité et de circulation. MERLEAU-PONTY cite HAINARD à propos : « Les expositions ne sont pas des lieux où on montre du savoir mais où on montre comment le savoir se construit »[14]. HAINARD prône le processus d’appropriation des connaissances données par l’exposition, c’est le visiteur qui construit son savoir par des déductions, des questionnements et la recherche des réponses dans les textes proposés pendant sa visite. Il est mis dans une situation de recherche et d’apprentissage rendant plus facile l’acquisition et l’appropriation des informations fournit à la fin de ce parcours. Le spectateur ne fait que vérifier ce qu’il a déjà déduit par les cartels et les œuvres elles même, la moitié des informations apportés par le commissaire est déjà intégré avant même d’avoir lu les panneaux.
La scénographie colle parfaitement avec l’œuvre de l’artiste, car elle provoque des « expériences humaines » telles que des échanges d’avis, fou-rires, outrages, dialogues. Le public porte un jugement sur la personne photographiée ou sur la photographie en elle-même. Les jeux de regard sont permanents, des allers retours entre la mise en scène théâtrale des personnes photographiées faisant face au visiteur et la mise en scène réelle du spectateur scrutant ces portraits.
Le concept d’interprétation permet une réelle émancipation du spectateur en créant une intimité avec l’œuvre, favorisant l’état de chercheur et en s’appropriant les connaissances.
Cependant cela reste un projet idéal et ne fonctionne pas avec tous les visiteurs, notamment ceux qui ne connaissent pas Diane Arbus. Ils sont vite perdus et mal à l’aise devant l’œuvre qui peut être dérangeante. Le Centre de recherche reste difficile d’accès quand il y a beaucoup de monde.
© The Estate of Diane Arbus LLC, New York
Bibliographie
- ARBUS Doon et ISRAEL Marvin, Diane Arbus, Editions de La Martinière/Jeu de Paume, New York, 1972
- BARY Marie-Odile, TOBELEM, Jean-Michel, Manuel de muséographie : petit guide à l'usage des responsables de musée, Séguier, Biarritz, 1998, 350p
- CAILLET Elisabeth, Accompagner les publics : l’exemple de l’exposition « Naissances » au musée de l’Homme, novembre 2005-novembre 2006, l'Harmattan, Paris, 2007, 189 p
- MERLEAU-PONTY Claire, EZRATI Jean-Jacques, L'exposition, théorie et pratique, L'Harmattan, Paris, 2005, 204 p.
- TUNGER Verena, Attirer et informer : les titres d'expositions muséales, l'Harmattan, Paris Budapest Torino, 2005, 355 p
- www.jeudepaume.org, http://www.jeudepaume.org/index.php?page=article&idArt=1470&lieu=1&idImg=1463
[1] « On veut tous donner une certaine image de soi, mais c’en est une tout autre qui apparait ». ARBUS Doon et ISRAEL Marvin, Diane Arbus, Editions de La Martinière/Jeu de Paume, New York, 1972 (catalogue d’exposition)
[3] Amis lilliputiens russes dans un salon de la 100e rue, New York, 1963, collection particulière, San Fransisco
[4] Un mari et sa femme dans les bois d’un camp de nudistes, New Jersey, 1963
[5] Un nouveau-né, New York, 1968, collection Amy Whiteside et Arthur Haubenstook
[6] Mère tenant son enfant, New Jersey, 1967
[7] Un enfant en pleurs, New Jersey, 1967
[8] Pendant une course de bébés en couches, New Jersey, 1967
[9] Extrait de l’introduction de l’exposition rédigé sur la première cimaise et sur le dépliant mis à disposition.
[10] BARY Marie-Odile, TOBELEM, Jean-Michel, Manuel de muséographie : petit guide à l'usage des responsables de musée, Séguier, Biarritz, 1998, 350p : page 200.
[11] JP BRINGER Espaces n°95 1989, in BARY Marie-Odile, TOBELEM, Jean-Michel, Manuel de muséographie : petit guide à l'usage des responsables de musée, Séguier, Biarritz, 1998, 350p
[12] BARY Marie-Odile, TOBELEM, Jean-Michel, Manuel de muséographie : petit guide à l'usage des responsables de musée, Séguier, Biarritz, 1998, 350p : Page 197.
[13] MERLEAU-PONTY Claire, EZRATI Jean-Jacques, L'exposition, théorie et pratique, L'Harmattan, Paris, 2005, 204p : Page 27.